Juin 2021
Faute ou grâce aux voyages remis, non pas aux calendes grecques mais à des dates ultérieures, les deux années qui viennent de s’écouler furent placées sous le signe des portraits, discipline trop longuement refoulée au profit de la street photographie new yorkaise, ce temps là reviendra, je l’espère dans quelques mois et en attendant, je me suis délecté des rencontres occasionnées lors de ces séances rythmées par l’éclat des flashs du studio.
Les articles toujours savoureux des journaux de province ont des vertus régénérantes, c’est bien connu et c’est en me laissant aguicher par l’un d’entre eux que la possibilité d’une série de photographies s’est lentement mise à germer dans mon esprit inoccupé. Le quotidien évoquait l’incroyable intemporalité d’un hôtel concarnois et le formidable dynamisme de sa propriétaire Yvonne Debon. Il n’en fallut pas davantage pour éveiller ma curiosité et de prendre contact avec la maitresse des lieux.
C’est une histoire simple, en surface, qui prend ses origines au tout début des années 50, à Concarneau, à l’angle de la rue du Lin et du Quai Carnot, dans les effluves insistantes du poisson qui patiente sur les quais du port et sur les fondations centenaires d’une minoterie poussiéreuse, Euphrasie et José Guillou, décidèrent de remplacer le vieux moulin par un hôtel flambant neuf et les engrenages éreintés par une batterie de bidets fixes dont on disait qu'ils étaient tout à fait révolutionnaires à l’époque.
La décoration de l’établissement familiale, coup de génie, est alors confiée à l’audace de Pierre Donadio, artiste et architecte napolitain, personnage haut en couleurs et d'une originalité sans limite., L’homme s’en donne à coeur joie, il a déjà sévi et libéré son imagination dans plusieurs établissements de la région, le couple d’hôteliers ne va pas le regretter. C’est, pour l’époque et pour la petite cité corsaire, une inhabituelle débauche colorée de matières innovantes : meubles aux lignes suspendues, ardoises aux formes géométriques, Skaï, Plexiglas, tôle ondulée et Formica sont autant de sources d'inspiration pour Donadio.
Près de soixante dix ans plus tard, soixante dix ans de travail acharné pour Yvonne qui a grandi dans cet hôtel et qui accueille ce projet photographique avec enthousiasme, tout est préservé avec soin. La propriétaire fait visiter avec fierté sa salle de restaurant si particulière, les lourds rideaux qui étouffent les fenêtres laissent filtrer les traits d'une lumière dense. Certes le vieil hôtel a su prendre le train des évolutions administratives mais les investissements se sont déversés dans un puit sans fond et la cause semble perdue. Les chambres sont désormais épuisées, le mobilier est si sommaire, les fournitures d'un autre temps, justement le temps que je suis venu chercher avec nostalgie et tendresse car il n'y a aucune ironie dans ma démarche, aucune moquerie. Les choses et les objets ne se posent pas de question sur leur devenir ou leur origine, pas même les meubles en bois qui seraient les plus à même de s'enquérir sur leurs racines, seuls les hommes s'interrogent sempiternellement comme des poussières qui feraient de la généalogie sur l'être et l'avoir été et sur la manière pour qu'une trace d'eux subsiste, arrogance ultime.
Je ne souhaitais pas que cette intrusion dans le quotidien de l'Hôtel Modern, dans sa paisible et apparente immobilité ne fut qu'un inventaire sans âme, sans substance.
Il fallait imaginer une petite narration pour que les fantômes soient dérangés dans leurs habitudes, qu'une vie anime les couloirs et les espaces, qu'une main écarte l'usure des voilages, qu'une forme s'imprime à la surface des couvre-lits ou dans la profondeur des fauteuils, qu'une silhouette enfin vive dans la simplicité des lieux.
C'est le beau regard de Virginie Pomiès, amie et modèle, son élégance et sa disponible implication qui créèrent l'histoire. Une présence à la manière des toiles d'Edward Hopper qui laissent planer le doute et travailler l'imagination sur cette nostalgie profondément ressentie.